Chapitre 54

 

— Qu’allons-nous faire ? souffla Morley.

— Ferme-la ! Je réfléchis à un plan, répondit Fitch en se grattant l’oreille.

Il n’avait aucune idée de la suite des opérations, mais son ami ne devait pas le savoir. Morley s’émerveillait qu’il ait réussi à les conduire jusque-là. Au fil de leur voyage, il en était venu à se reposer entièrement sur lui.

Pourtant, Fitch n’avait rien fait d’extraordinaire. La plupart du temps, ils s’étaient contentés de galoper ventre à terre. Et pour le reste, l’argent offert par Dalton Campbell leur avait grandement facilité la tâche. Puisqu’ils pouvaient acheter de la nourriture, ils n’avaient pas eu besoin de chasser ni de voler. Et quant aux équipements dont ils avaient besoin, pourquoi se seraient-ils fatigués à les fabriquer alors qu’on les leur vendait avec le sourire ?

L’argent compensait largement les lacunes d’un individu et le tirait de bien des situations délicates. Ayant grandi dans les rues de Fairfield, Fitch savait comment éviter d’être détroussé ou escroqué. Très prudent avec leur fortune, il refusait de l’utiliser pour acquérir des vêtements ou des objets voyants qui auraient pu donner envie à des bandits de les assommer ou de les étriper.

La seule vraie surprise, depuis leur départ, c’était que personne ne se souciait qu’ils soient des Hakens. Mieux encore, nul ne semblait s’en apercevoir ! La plupart des gens les traitaient courtoisement, comme s’ils avaient été deux jeunes hommes bien élevés en tout point semblables aux autres.

Malgré l’insistance de Morley, Fitch avait refusé de se laisser entraîner dans des tavernes. Boire en public, il le savait, était le meilleur moyen d’informer les voleurs potentiels qu’on avait les poches pleines. Et une fois soûl, on oubliait trop facilement la prudence la plus élémentaire. Ils achetaient donc des bouteilles et attendaient d’avoir dressé leur camp dans un endroit isolé pour s’enivrer jusqu’à l’inconscience. Un exercice qu’ils pratiquaient avec enthousiasme, et qui aidait Fitch à oublier que tout le monde, au pays, devait croire qu’il avait violé Beata.

Alors qu’ils traversaient une ville, Morley avait voulu s’arrêter quelques heures pour « visiter » la maison close locale. D’abord très réticent, Fitch avait fini par céder. Après tout, l’argent était à moitié à lui…

Mais il avait attendu hors de la cité, avec les chevaux et leurs autres possessions. À Fairfield, il n’était pas rare que les voyageurs qui fréquentaient les prostituées se fassent détrousser ou même assassiner.

En revenant, Morley, tout sourire, avait proposé de monter la garde près de leurs biens pendant que son ami irait « se donner du bon temps ». Bien que tenté, Fitch avait décliné cette offre généreuse. De justesse, il devait l’avouer. Mais alors qu’il était presque décidé, il avait imaginé une fille de joie hilare de le voir nu devant elle. Les genoux tremblants et les mains moites, il avait prétendu que « ce genre de chose n’était pas pour lui ». Un mensonge, parce qu’il était sûr que la fille se moquerait de lui.

Morley était grand et fort. Le type d’homme dont aucune femme n’aurait eu envie de rire. Pas comme Beata, qui s’esclaffait dès qu’elle voyait Fitch. Alors, pourquoi serait-il allé se ridiculiser, frêle comme il était, devant une inconnue qui aurait pu lui faire l’affront de lui rendre son argent ?

Pour couper court aux arguments de Morley, il avait décrété que des économies s’imposaient, car leur voyage était loin d’être terminé. Et s’ils avaient les poches vides trop tôt, ils risquaient de ne jamais arriver à destination.

Morley l’avait traité de crétin. Selon lui, l’expérience valait largement son prix. La semaine suivante, il n’avait parlé que de ça. Les oreilles pleines d’histoires salaces, Fitch avait regretté de ne pas être allé au bordel – simplement pour avoir un moyen de river le clapet à son ami.

Au fil des jours, il devint évident que l’argent ne serait pas un problème. Ils n’avaient presque rien dépensé de leur fortune, et cela suffisait pourtant à accélérer considérablement leur progression. Dès que leurs chevaux se fatiguaient, ils les échangeaient contre d’autres, en ajoutant une petite rallonge. Ainsi, qui voulait voyager loin, dans leur cas, n’avait même plus besoin de ménager sa monture.

— Tout ce chemin, soupira Morley, pour être coincés si près du but !

— Tu vas te taire ? Ou tu veux qu’on nous repère ?

Morley consentit à ne plus faire de bruit, à part celui qu’il produisait en grattant sa barbe de trois jours.

Fitch se sentit ridicule en pensant aux trois malheureux poils qui poussaient sur son menton. Morley arborait sur ses joues un véritable attribut masculin. À côté de lui, Fitch avait parfois l’impression d’être un gamin face à un homme mûr…

Au loin, des gardes patrouillaient inlassablement, leur interdisant d’approcher du pont. Le seul moyen d’accès possible, avait dit Franca. Et maintenant qu’il était sur les lieux, le jeune Haken constatait qu’elle n’avait pas menti. S’ils ne traversaient pas ce pont, ils seraient venus jusque-là pour rien.

Fitch sentit une étrange brise jouer sur sa nuque. Cela ne dura pas longtemps mais il frissonna quand même.

— Que fait ce type ? marmonna soudain Morley.

Fitch plissa les yeux pour mieux voir. Un des gardes était en train de monter sur le parapet du pont.

Quand il sauta dans le vide, les deux jeunes Hakens n’en crurent pas leurs yeux.

— Par les esprits du bien ! s’exclama Fitch. Tu as vu ça ?

— Qu’est-ce qui lui-lui a pris ? bafouilla Morley.

Malgré la distance, Fitch entendit les compagnons du soldat crier. Puis ils coururent vers le parapet et se penchèrent pour sonder le gouffre.

— Bon sang, marmonna Morley, pourquoi a-t-il sauté ?

Fitch allait répondre qu’il n’en savait rien, mais il vit un deuxième garde, de l’autre côté du pont, monter à son tour sur le parapet.

— Regarde ! Un autre va faire pareil !

Le soldat ouvrit les bras comme s’il voulait étreindre l’air, puis il sauta dans le vide.

Alors que les autres hommes couraient de ce côté-là du pont, un troisième fou se jeta dans le gouffre. C’était insensé ! Allongé sur le ventre, sur un rocher plat, Fitch se demanda un instant s’il ne rêvait pas.

Avec la distance, les cris des hommes qui voyaient leurs frères d’armes basculer dans le gouffre ressemblaient à la sonnerie d’étranges carillons.

Certains gardes dégainèrent leur arme, mais ils la jetèrent et entreprirent aussi d’escalader le parapet.

Fitch eut le sentiment qu’on le poussait dans le dos. Un effet de son imagination, sans doute, qui voulait l’inciter à saisir sa chance au moment où elle se présentait. Une curieuse démangeaison dans la nuque, il se leva d’un bond.

— Mon vieux, on y va !

Morley suivit son compagnon jusqu’à leurs chevaux, qu’ils avaient cachés dans un bosquet. Fitch sauta en selle et lança sa monture au galop sur la route. Dès qu’il fut sur la sienne, l’autre Haken le suivit comme son ombre.

À la sortie du lacet où ils s’étaient arrêtés, la piste montait abruptement. De là où il était, Fitch ne voyait plus le pont. Les gardes avaient-ils repris leur sang-froid, ou seraient-ils encore assez abasourdis pour laisser passer deux cavaliers ?

De toute façon, pensa Fitch, c’était leur seule chance. Même s’il n’avait aucune idée de ce qui arrivait, il doutait que les soldats aient l’habitude de faire un petit plongeon dans le vide chaque jour à la même heure. Pour Morley et lui, c’était maintenant ou jamais !

Les deux Hakens déboulèrent du dernier tournant à la vitesse du vent. Avec un peu de chance, les soldats survivants seraient trop hébétés pour tenter de les arrêter.

Mais le pont était vide, et il n’y avait plus l’ombre d’un militaire en vue ! Fitch tira sur les rênes de sa monture et Morley l’imita. Quelques minutes plus tôt, ce secteur grouillait d’hommes. Et maintenant, seul le vent montait la garde devant le pont !

— Fitch, tu es sûr de vouloir aller là-haut ? demanda Morley d’une voix tremblante.

Fitch suivit le regard de son ami et comprit aussitôt ce qu’il voulait dire. La forteresse noire bâtie à flanc de montagne – ou taillée dans la roche même du pic ? – avait de quoi glacer les sangs. L’endroit le plus maléfique et… pervers… qu’il lui eût été donné de voir ou d’imaginer. Derrière le mur d’enceinte crénelé, des tours et d’autres murailles où serpentaient des chemins de ronde semblaient vouloir tutoyer les cieux.

Fitch se félicita d’être assis sur une selle. S’il avait été debout, ses jambes se seraient peut-être dérobées à la vue d’un tel monstre de pierre. Vraiment, de sa vie, il n’avait jamais rien observé de plus grand – et de plus sinistre – que la Forteresse du Sorcier.

— Allons-y ! dit-il. Avant qu’un officier découvre ce qui s’est passé et envoie d’autres gardes.

— Et que s’est-il passé, selon toi ? demanda Morley, les yeux rivés sur le pont désert.

— C’est un lieu magique. N’importe quoi a pu se produire…

Fitch se cala sur sa selle et talonna son cheval. Apeuré par le pont, l’équidé fut ravi de le traverser au galop.

Les deux amis ne ralentirent pas avant d’avoir franchi la herse qui défendait l’entrée du bâtiment.

Repérant un enclos pour leurs montures, ils les y laissèrent sans les desseller, au cas où ils devraient repartir précipitamment. Comme ils n’avaient aucune intention de s’attarder, ils gravirent au pas de course les quelques marches, usées par des centaines de semelles de sorciers, qui menaient à l’intérieur de la Forteresse.

L’intérieur du complexe ressemblait à ce que Franca avait décrit à Fitch, en encore plus grand qu’il l’avait imaginé. Une centaine de pieds au-dessus de sa tête, un toit vitré laissait passer la lumière du soleil. Au centre de l’immense hall au sol en mosaïque se dressait une fontaine en forme de feuille de trèfle entourée d’un muret de marbre blanc assez large pour servir de banc.

Les colonnes de marbre rouge étaient aussi énormes que l’avait dit Franca. Sous la promenade qui faisait tout le tour du hall ovale, elles soutenaient de magnifiques arches sculptées.

Morley émit un sifflement admiratif qui se répercuta dans toute la salle.

— Avançons, dit Fitch, conscient qu’il devait s’arracher à son propre émerveillement.

Ils remontèrent le couloir que Franca lui avait décrit, gravirent plusieurs volées de marches et franchirent une porte. Après avoir traversé plusieurs passerelles, couvertes ou non, qui reliaient d’immenses bâtiments sans fenêtres, ils s’engagèrent dans un escalier en colimaçon taillé à l’extérieur d’une tour, débouchèrent dans un étroit tunnel, le suivirent jusqu’au bout, passèrent de l’autre côté du pont sur lequel il donnait et arrivèrent sur un chemin de ronde aussi large qu’une route.

Fitch jeta un coup d’œil sur la droite. Se penchant entre deux énormes créneaux, il eut le vertige, tant l’à-pic était abrupt, et aperçut, au pied de la montagne, la célèbre cité d’Aydindril. Pour un jeune homme né en Anderith, un pays assez plat, ce gouffre était une vision propre à donner le tournis. Depuis son départ de Fairfield, le jeune Haken avait été impressionné par bien des choses. Mais aucune n’égalait le spectacle qui s’offrait à lui.

Au bout du chemin de ronde, deux séries de six colonnes rouges soutenaient un imposant fronton de pierre noire et encadraient une immense porte revêtue d’or. Sur le fronton et les plaques de laiton qui ornaient l’encadrement de la porte, d’étranges symboles brillaient au milieu de grands disques de métal.

Alors que les deux jeunes Hakens avançaient, Fitch s’avisa que la porte devait mesurer entre dix et douze pieds de haut, et qu’elle en faisait au moins quatre de large.

Quand ils furent devant, il poussa le lourd battant, qui coulissa sans un grincement.

— C’est là-dedans…, murmura-t-il.

Il n’aurait su dire pourquoi il parlait à voix basse. À part peut-être parce qu’il redoutait de réveiller les spectres des sorciers qui hantaient sûrement ces lieux.

Il n’avait aucune envie que ces fantômes le forcent à sauter dans le vide, comme les pauvres soldats qui surveillaient le pont.

— Tu es sûr ? demanda Morley.

— Je vais entrer ! Tu peux m’accompagner ou m’attendre ici. C’est comme tu veux.

Morley regarda autour de lui. Visiblement, aucune des deux solutions ne l’enchantait.

— Je viens avec toi, finit-il par dire.

À l’intérieur, des deux côtés, des sphères de verre reposaient sur des piédestaux de marbre vert. Au bout de cette colonnade – et au-delà de deux grandes arches qui devaient permettre d’accéder aux autres ailes du bâtiment – s’étendait une immense salle surmontée d’un dôme dont toute la circonférence était percée de fenêtres. Grâce à la lumière qu’elles laissaient entrer, les deux intrus n’eurent pas besoin d’allumer les chandeliers en fer forgé disposés un peu partout dans la salle.

Entre deux rangées de piédestaux de marbre blanc hauts de plus de six pieds, un tapis rouge conduisait au cœur de ce que Franca avait appelé l’« enclave privée du Premier Sorcier ». Sur ces colonnes-là étaient exposés des objets auxquels Fitch accorda à peine un regard. Des coupes, des chaînes d’or, une bouteille noire avec un bouchon à filigrane d’or, un calice, des coffrets… Des trésors, sans doute, mais trop mystérieux et dangereux pour qu’il prenne le risque de se les approprier.

Tout au bout de la salle, il repéra une table où étaient empilées des dizaines d’objets qu’il ne reconnut pas du premier coup d’œil. Eux non plus ne l’intéressaient pas. En revanche, le fourreau appuyé contre un pied de cette table semblait bien être ce qu’il était venu chercher…

Fitch avança sur le tapis rouge. En passant il jeta un coup d’œil sous les arches. Sur la gauche, il aperçut une bibliothèque en désordre où les livres étaient empilés presque jusqu’au plafond. Sur la droite, il ne vit rien, car l’obscurité y était plus profonde que la nuit.

Au bout du tapis, une dizaine de marches conduisait au centre de l’enclave, légèrement en contrebas. Fitch les dévala deux par deux, traversa à grandes enjambées le sol de marbre couleur crème et s’arrêta près de la table placée devant une gigantesque fenêtre.

De si près, le jeune Haken put identifier les objets posés sur la table : des coupes, des candélabres, des rouleaux de parchemin, des livres, des jarres, des cubes et des triangles de métal… et même des crânes humains. Sur le sol, tout un bric-à-brac évoquait irrésistiblement l’arrière-salle d’un bazar…

Morley voulut s’emparer d’un crâne, mais son ami l’en empêcha.

— Ne touche rien, surtout ! C’était sans doute la tête d’un sorcier ! Pose les mains dessus, et il risque de revenir à la vie ! Tu sais, avec ces types-là, on peut s’attendre à tout.

Effrayé, Morley n’insista pas.

Fitch tendit un bras tremblant et ramassa le magnifique fourreau orné d’or et d’argent. Au palais du ministère de la Civilisation, il avait vu une multitude d’objets ainsi ouvragés. Mais aucun n’égalait, ni même n’approchait, la splendeur de celui-là.

— C’est elle ? demanda Morley.

Fitch passa un index sur la garde de l’épée. Sous son doigt, il reconnut le seul mot qu’il savait déchiffrer.

— Oui, c’est l’Épée de Vérité…

Une arme plus belle que toutes celles qu’il avait jamais contemplées, les soirs de banquet. Même le baudrier de cuir, aussi doux au toucher que de la soie, était d’une extraordinaire qualité.

— Si tu la prends, que me conseilles-tu d’emporter ? murmura Morley.

— Rien du tout ! lança une voix derrière les deux Hakens.

Ils sursautèrent, ne purent s’empêcher de crier, et se retournèrent dans un bel ensemble.

Un instant, ils n’en crurent pas leurs yeux.

Devant eux se tenait une superbe blonde aux yeux bleus sanglée dans un uniforme de cuir rouge qui lui faisait comme une seconde peau. Cette tenue révélait ses formes plus que le pauvre Fitch l’aurait cru possible. Les robes du soir des Anderiennes dévoilaient outrageusement leurs seins, mais cet uniforme, bien qu’il ne montrât pas un pouce carré de peau, était dix fois plus provocant. Alors que la femme avançait vers eux, Fitch vit les muscles de ses membres jouer sous leur gaine de cuir rouge.

— Rien de tout ça ne vous appartient, dit la jolie blonde. Allons, les garçons, filez d’ici avant de vous faire mal !

Morley ne supportait pas qu’on le traite de « garçon ». Et surtout pas quand ce qu’il tenait pour une insulte sortait de la bouche d’une femme. Fitch le vit serrer les poings.

La blonde plaqua les siens sur ses hanches. Pour une femme seule face à deux grands gaillards, elle ne manquait pas de tripes, et sa façon de les foudroyer du regard n’avait rien de « délicatement féminin ». Pourtant, Fitch ne s’en inquiéta pas. Il était un homme, à présent, et nul ne pouvait lui demander des comptes.

Il se souvint de Claudine Winthrop. Il avait été si facile de lui faire ravaler sa morgue ! Et cette femme-là n’avait rien de plus que l’Anderienne. Quelques coups, et elle implorerait grâce…

— Que fichez-vous ici ? demanda-t-elle.

— On pourrait vous poser la même question ! riposta Morley.

La blonde lui jeta un regard noir, puis elle tendit un bras vers Fitch.

— Cette épée ne t’appartient pas ! Rends-la-moi avant que je m’énerve. Te faire du mal me désolerait…

Sans se consulter, Morley et Fitch détalèrent chacun de leur côté. La blonde poursuivit le plus maigre des deux Hakens, qui lança l’épée à son compagnon.

Hilare, Morley la brandit comme un trophée pour exciter la femme en rouge.

Fitch en profita pour la contourner et foncer vers la sortie. Quand elle plongea sur Morley, celui-ci lança à son tour l’épée à son compagnon.

La femme sur les talons, les deux Hakens coururent vers la porte. Leur ennemie plongea, saisit au vol la cheville de Fitch, qui s’étala mais eut le temps de lancer l’arme à son ami.

La femme se releva et recommença à courir alors qu’il finissait à peine de se remettre debout.

Au passage, Morley renversa un piédestal de marbre blanc. La coupe qu’il exposait s’écrasa sur le sol, où elle se brisa en mille morceaux avec un étrange petit bruit presque musical.

— Arrêtez ça ! cria la blonde. Vous n’avez aucune idée de ce que vous faites ! Ce n’est pas un jeu, et il vous est interdit de toucher quoi que ce soit ici ! Bon sang, risquez de déclencher une catastrophe ! Des milliers de vies sont concernées !

Elle poursuivit Morley autour d’une colonne. Quand elle sembla devoir le rattraper, il renversa le piédestal d’un coup d’épaule.

La blonde évita la colonne, mais elle hurla quand un lourd vase en or s’écrasa sa clavicule.

Fitch n’aurait su dire si elle avait crié de douleur ou de rage. Et il n’avait aucune intention de prendre le temps de s’en enquérir.

Slalomant entre les colonnes, les deux Hakens approchaient de la porte, la femme en rouge collée à leurs basques. Soucieux de la désorienter, ils continuaient à se repasser l’épée.

Inspiré par la tactique de Morley, Fitch tenta de renverser un piédestal pour ralentir leur poursuivante. Mais le bloc de pierre ne bougea pas. À voir son ami jouer aux quilles avec ces colonnes, le jeune Haken s’était dit qu’il s’agissait d’un jeu d’enfant. Constatant qu’il s’était trompé, il n’essaya plus de recourir à cette ruse-là.

La femme leur criait d’arrêter de détruire de précieux artefacts. Mais quand Morley fit tomber le piédestal où trônait la bouteille noire, elle hurla comme une démente.

Au risque de se faire écraser, elle plongea pour rattraper au vol la bouteille. Sa tresse volant derrière elle, elle atterrit sur le ventre, amortit la chute de son « trésor », mais ne parvint pas à refermer les mains dessus.

La bouteille lui échappa, rebondit sur le tapis et ne se brisa pas.

À voir le soulagement qui s’afficha sur le visage de la femme, Fitch se demanda si elle n’était pas un peu folle. On aurait cru que sa vie dépendait du sort d’une vulgaire bouteille !

La blonde se releva au moment où les deux Hakens franchissaient la porte. Toujours aussi hilare, Morley lança l’épée à Fitch tandis qu’ils couraient sur le chemin de ronde.

— Arrêtez ! cria la femme en rouge. C’est terriblement important ! J’ai besoin de cette épée. Rendez-la-moi, et je vous laisserai partir en paix.

Dans les yeux de Morley, Fitch vit briller une lueur qu’il connaissait bien. Son ami voulait faire du mal à la femme. Beaucoup de mal ! Devant Claudine Winthrop, il avait eu le même regard…

Fitch se serait contenté d’avoir l’épée, mais s’ils ne faisaient rien, cette folle ne les lâcherait pas tant qu’elle n’aurait pas obtenu satisfaction. Et il refusait de lui rendre l’arme, après tout ce qu’il avait dû faire pour venir ici.

— Fitch, lança Morley, il serait temps que tu te déniaises, mon vieux ! Tu aimerais que je tienne cette garce pendant que tu t’en occupes ?

La blonde était très jolie, et après tout, ils n’avaient rien fait pour s’attirer son courroux. S’il lui arrivait des bricoles, elle l’aurait bien cherché ! Bon sang, pourquoi voulait-elle fourrer son nez dans leurs affaires ?

Puisqu’il agissait pour de nobles motifs, Fitch était sûr de mériter le titre de Sourcier de Vérité. Et cette furie n’avait aucun droit de lui mettre des bâtons dans les roues.

Au soleil, son cuir semblait encore plus rouge. Mais peut-être moins vif que son visage, tant elle s’était empourprée. On eût dit que quelqu’un l’avait soulevée par sa tresse pour la plonger dans un bain de sang.

— J’ai essayé la manière douce, marmonna-t-elle, pour faire plaisir au seigneur Rahl. Et ça m’a rapporté quoi ? Une absurde cavalcade ! Eh bien, j’ai assez joué !

Cette fois, Fitch fut certain qu’ils avaient affaire à une démente. Que fichait-elle là, les poings sur les hanches, à parler aux nuages ?

La femme grogna de rage puis tira de sa ceinture une paire de gants de cuir qu’elle enfila avec une détermination que Fitch, soudain, ne trouva plus du tout ridicule.

— C’est mon dernier avertissement ! lança-t-elle d’une voix qui fit se hérisser tous les poils sur la nuque du jeune Haken. Donnez-moi cette arme, et vite !

Voyant que la femme regardait son compagnon, Morley décida de passer à l’attaque. Tandis que son poing volait vers la tête de la folle, Fitch, connaissant la force de son ami, paria qu’il la tuerait dès le premier coup.

Sans se retourner, la blonde saisit au vol le poignet du Haken et, sans effort apparent, lui rabattit le bras dans le dos. Dans le même mouvement, elle le tira vers le haut. Stupéfait, Fitch entendit un craquement sinistre. L’épaule déboîtée, Morley cria de douleur et tomba à genoux.

Cette femme ne ressemblait pas à celles que le jeune Haken avait rencontrées jusque-là. Très calmement, elle avançait à présent vers lui, un rictus sur les lèvres.

Fitch se pétrifia, ignorant que faire. Il refusait d’abandonner son ami, mais ses jambes mouraient d’envie de courir. Et comme il n’était pas question non plus qu’il rende l’épée…

Il s’adossa aux remparts et fit quelques pas de côté.

Morley s’était relevé, et il chargeait la femme, qui approchait toujours de Fitch, les yeux rivés sur l’épée.

L’épée ! C’était la solution ! S’il la dégainait, il pourrait blesser la blonde à la jambe, ou quelque chose comme ça.

Mais il n’aurait sans doute pas besoin d’en arriver là. Morley fondait sur sa proie comme un taureau fou de rage. Et il n’y aurait pas moyen de l’arrêter, cette fois.

Sans se retourner, la femme en rouge s’écarta, leva un bras et propulsa son coude dans la figure de Morley.

Sa tête se renversa sous l’impact et du sang jaillit.

Mortellement calme, la blonde se retourna, saisit le poignet gauche de Morley, encore intact, et le fit plier à contresens jusqu’à ce que le Haken, des larmes aux yeux, tombe de nouveau à genoux.

Toujours sans effort, la femme le fit pivoter et le poussa en direction du mur.

Pleurnichant comme un enfant, Morley la supplia de le lâcher. Le bras droit désarticulé, le nez cassé, le colosse était couvert de sang. La femme devait en avoir sur elle, mais avec le cuir rouge, c’était impossible à dire…

Sans un mot, elle continua à pousser le Haken vers le mur. Puis elle le saisit à la gorge de sa main libre, le souleva du sol, et, comme si elle jetait un vulgaire sac d’ordures, le fit basculer dans le vide entre deux créneaux.

Fitch en resta sans voix. Il n’aurait jamais cru qu’elle ferait ça. Cette histoire idiote n’aurait pas dû aller si loin !

Morley hurla tandis qu’il tombait le long du flanc de la montagne. Une mort pareille, pour un garçon né dans une région où il n’y avait même pas de hautes collines…

Le cri cessa abruptement. C’était fini.

Sans dire un mot, la blonde avançait maintenant vers Fitch. Si elle l’attrapait, comprit-il, elle le tuerait aussi.

Ce n’était pas Claudine Winthrop. Non, cette femme-là ne l’appellerait jamais « messire ».

Le jeune Haken se décida enfin à courir. La seule chose que Morley, avec tous ses muscles, faisait moins bien que lui…

À la course, il n’avait pas son égal !

Jetant un regard par-dessus son épaule, il eut le choc de sa vie : la femme gagnait rapidement du terrain. Très grande, elle avait de longues jambes et des muscles puissants.

Et si elle le rattrapait, elle lui écraserait le nez, comme celui de Morley. Avant de le jeter dans le vide, ou de se servir de l’épée pour lui arracher le cœur.

Fitch sentit des larmes ruisseler le long de ses joues. Il n’avait jamais couru aussi vite. Et la tueuse en rouge était plus rapide que lui !

Il dévala un escalier, à la limite de tomber, se rattrapa de justesse sur un palier et attaqua la volée de marches suivantes. Devant ses yeux, tout défilait à une vitesse folle : les murs, les fenêtres, les rampes… Un simple tourbillon de couleurs et de formes.

L’Épée de Vérité serrée contre sa poitrine, il passa une porte, et, du bout du pied, la referma au vol derrière lui. Alors que le battant se refermait, il avisa un gros piédestal de pierre, contre le mur, et le renversa pour bloquer le passage à sa poursuivante. Il était encore plus lourd que les colonnes blanches, mais la peur décuplait les forces du jeune Haken.

Au moment où le gros bloc de pierre s’écrasait sur le sol, la blonde percuta la porte, qui s’entrouvrit un peu. Dans un silence de mort, de la poussière tourbillonna un moment dans l’air. Puis Fitch entendit la femme grogner, et il comprit qu’elle s’était fait mal.

Saisissant l’occasion, il courut dans les couloirs, ferma les portes qu’il franchit et les bloqua, chaque fois que c’était possible, avec tout ce qui lui tombait sous la main. Sans savoir s’il allait dans la bonne direction, il continua à fuir, les poumons en feu et le cœur serré chaque fois qu’il revoyait la fin atroce de son ami. Comment croire que Morley, si fort et si solide, était mort pour de bon ? À chaque instant, il s’attendait à le voir débouler, tout souriant d’avoir fait à son copain une si bonne blague !

Morley avait perdu la vie à cause de l’Épée de Vérité. Et ça ne semblait pas juste…

Pour voir devant lui, Fitch dut essuyer la sueur qui coulait devant ses yeux. Il venait de déboucher dans un grand hall vide.

Mais dans son dos, il entendait s’ouvrir des portes. La tueuse serait bientôt là.

Elle ne le lâcherait jamais ! Ce n’était pas une femme, mais un spectre acharné à l’étriper pour le punir d’avoir volé l’Épée de Vérité.

Fitch accéléra encore, passa une immense porte et se retrouva dans une cour à ciel ouvert. D’abord ébloui par la lumière, il battit des paupières puis regarda autour de lui. Les chevaux étaient toujours dans l’enclos. Mais il y en avait trois, à présent. Le sien, celui de Morley et la monture de la femme, qui avait posé ses sacoches de selle sur la clôture.

Pour se libérer les mains, Fitch enfila le baudrier et plaça la bandoulière de cuir en diagonale sur sa poitrine pour que l’épée batte sur sa hanche gauche, comme il le fallait. Prenant les brides des trois chevaux, il sauta sur le dos du plus proche.

Le jeune Haken talonna l’animal et cria pour l’inciter à se lancer au galop. Par hasard, il avait choisi la monture de la femme, et les étriers étaient réglés bien trop longs pour ses jambes assez courtes. Les serrant contre le ventre du cheval, il s’accrocha aux rênes comme un naufragé à un morceau de bois flotté et fonça vers le salut, les deux autres bêtes sur les talons de la sienne.

Alors qu’il arrivait sur la piste, Fitch regarda derrière lui et vit la tueuse en rouge sortir en titubant de la Forteresse. Le visage couvert de sang, elle serrait dans sa main gauche la bouteille noire qu’elle avait sauvée de justesse, un peu plus tôt.

Le jeune Haken se coucha sur l’encolure de sa monture, qui dévalait la piste au galop. Jetant un nouveau coup d’œil derrière lui, il vit que la blonde le poursuivait toujours. Mais elle était à pied, et il lui faudrait pas mal de temps pour trouver un nouveau cheval.

Fitch tenta de chasser l’image de Morley de son esprit. Maintenant qu’il avait l’Épée de Vérité, il pouvait rentrer chez lui et utiliser l’arme pour prouver qu’il n’avait pas violé Beata. Quant à Claudine Winthrop, tout le monde saurait qu’il l’avait tabassée à mort pour protéger le ministre de ses ignobles mensonges.

Il regarda de nouveau derrière lui. La femme était de plus en plus loin, mais elle ne renonçait toujours pas. S’il s’arrêtait, elle le rattraperait. Cette tueuse le poursuivait, et rien ni personne ne la forcerait à s’arrêter.

Elle n’abandonnerait jamais ! Sans prendre de repos, elle le traquerait et lui arracherait le cœur dès qu’elle lui aurait mis la main dessus.

Fitch talonna sa monture, qui accéléra encore.

L'Ame du feu - Tome 5
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